Amager n Tafsot: Les rites

Du début du printemps

Le 27 février du calendrier grégorien (15 février du calendrier julien) est fixé comme premier jour du printemps dans les traditions populaires du pourtour méditerranéen. Chez les Kabyles, il était fortement ritualisé au point que tout geste effectué lors de ce début de saison paraissait comme un présage.

En ce sens, le Kabyle avait jalonné l’année de rites liés à la nature. Toutes les saisons ont leur ensemble de rites et d’interdits. Parfois certains sont répétés à travers les quatre saisons. D’autres ont des temps d’application réduits (quelques jours).

La rencontre du printemps (Ameggar n tafsut) dans la légende berbère, comme pour la fête de l’équinoxe du printemps dans d’autres légendes antiques, traduisait le retour d’une divinité sur terre ou le réveil d’une divinité. Pour l’Atlante, à fortiori pour le Kabyle, cette saison est une période transitoire du cycle humide, celui des labours, au cycle sec, celui de la moisson. Elle était donc assez significative dans sa culture d’antan, à forte dominance paysanne.

Les processions à la rencontre du printemps débutent de bonne heure, à la levée du soleil, au moment où sainte nature se réveille, après son long sommeil hivernal. Elles sont effectuées, le plus souvent, par la gente féminine. Au fil de leurs parcours, les marcheuses déposent, dans des endroits propres et visibles, des petites quantités de nourriture qui seront mangées par des oiseaux, vers, insectes et autres animaux sauvages. Des offrandes sont aussi déposées dans des endroits supposés être occupés par des génies gardiens (Iâsasene). Ce n’est pas tant les quantités offertes qui sont importantes mais plutôt le geste accompli qui est considéré comme un présage pour la saison à venir, en l’occurrence celle des moissons.

Lors de ce premier jour du printemps, les paysans, eux aussi, accompagnés des enfants (filles et garçons), se rendent à leurs champs, tout en effectuant des offrandes, pour accueillir le printemps. Au retour, les enfants ornent leur tête de fleurs et de plantes fraîchement cueillies (églantines, narcisses, thym, etc.) en chantant :

“Printemps ! Printemps ! (Tafsut ! Tafsut !)
Nous fleurirons comme le printemps (a n jujug am tefsut)
Nous grandirons comme la brume (a n tnerni am tagut)
Avec la protection de Gabriel le puissant ! (S legudra n jiberir leghul)”

Dans d’autres localités de la Kabylie, les enfants chantent une autre version dont la portée est la même :

“Je m’élèverai comme la brume (a d tekuffutegh am tagut)
Je fleurirai comme le printemps (a d jujugagh am tafsut)
Sous la protection de Gabriel le puissant (d i lânaya n jiberir leghul)

Ici par un rite de protection, les enfants associent leur croissance à l’épanouissement du printemps. Par ces gestes d’offrandes, devenus banals dans son existence, le kabyle évoluant en symbiose avec la nature, tissait des relations avec tous les êtres vivants. A leur retour, les marcheuses préparaient le repas du premier jour du printemps à base de févettes superficiellement grillées et des différentes herbes comestibles qu’elles auraient cueillies dans les champs. Ce repas a une signification symbolique très puissante autant que celle du repas du premier jour de l’an (Imensi u menzu n yennayer). Il traduit la rénovation, résurrection périodique de la nature et du vivant.

Rares sont les localités où le couscous était associé à ce repas, néanmoins dans la région de la Soummam, un “seksu u deris” est pris le soir. Le couscous est cuit à la vapeur d’une décoction de la racine d’Aderis dans laquelle les œufs sont cuits. Ce couscous est enivrant et purgatif. Il sert à purifier le corps pour le prédisposer à la consommation de la nouvelle nourriture, celle à base de végétaux qui se trouve à profusion sur les hauteurs.

Sur le plan sanitaire, la femme Kabyle se déploie avec le grand nettoyage du printemps. Par des gestes précis et méticuleux, certains doivent s’effectués dans le sens des aiguilles d’une montre, elle débarrasse la maison des énergies négatives pour la remplir par celles chargées positivement. Elle orne sa maison de plantes et fleurs odorantes qu’elle apporte au retour de la procession.

Durant ce début du printemps, par des rites fort abondants et chargés de présages, le Kabyle appelle la sainte terre à aimer, à protéger et à ressusciter sur elle la vie.

Pendant le printemps

Une vingtaine de jours après le début du printemps, les femmes s’activent dans la préparation de deux plats pour le repas du soir. L’un s’appelle Acebwad, crêpes cuites séchées qu’on émiette dans du lait chaud pour les gonfler. L’autre Tigherifine, crêpes moelleuses cuites dans une poêle couverte et qu’on mange avec du beurre et du miel. Ce repas est appelé le diner des insectes (Imensi i beleâc). Avant de le déguster, une crêpe est symboliquement déposée sur le seuil de la porte pour empêcher l’éclosion des œufs d’insectes. Par ce présage on déverse l’infertilité sur les insectes, dans l’espoir que la germination des cultures soit féconde et les
moissons soient abondantes.

Tighrifin

Ce jour, les femmes s’interdisent de rouler le couscous afin d’éviter par cette action la multiplication des fourmis.

Quarante jours après, l’assemblée du village (Tajemâ)

se réunit pour arrêter le nouvel horaire des pâturages. La journée est scindée en deux périodes. Approximativement, la sortie matinale du troupeau se fait à la levée du soleil et la rentrée vers dix heures (Taririt n Uzal : milieu de la journée) et pour celle de l’après-midi, la sortie s’effectue vers quinze heures et la rentrée au coucher du soleil.

Une fois les horaires pastoraux sont arrêtés. Les hommes du village se réunissent pour amasser les bœufs du troupeau commun et tire au sort la première maison (famille) qui fournira le premier berger. La relève du berger s’effectue à tour de rôle sur une liste de familles classées hiérarchiquement. La première est la plus proche de l’ancêtre fondateur du village. Par ce geste, le village honore cette famille.

Au retour de la sortie matinale du troupeau, les bergers cueillent des épineux en fleurs qu’ils accrochent, sous forme de bouquets, aux portes des sanctuaires rencontrés le long du chemin.

Durant la matinée de ce premier jour, les femmes vont à la rencontre des troupeaux. Elles se parent de leurs beaux bijoux, comme pour un mariage, et vont dansant et chantant dans les bois où elles dénichent des œufs de perdrix pour les consommer le soir même. Comme les bergers, elles cueillent des épineux qu’elles suspendent, en touffes, au-dessus de la porte de la maison et de celle de l’étable.

Ce rite pastoral est censé écarter les forces maléfiques qui ont le pouvoir de rendre malade le bétail ou endommager le lait. Lors de la période des pâtures, les villages pratiquaient souvent des sacrifices d’animaux. Ce rite grève le budget du village au point qu’il fallait le supprimer. Pour ne pas heurter les croyances de certains villageois, un subterfuge fut trouvé : “s’il y a mort ou disparition des bêtes le saint s’est servi lui-même et s’il n’y en a pas le saint n’a pas besoin de viande.”

Néanmoins, le sacrifice du printemps est maintenu dans certaines localités. Il est devenu essentiellement facultatif. Dans le cas où une moitié des habitants du village n’arrive pas à recueillir les promesses de dons, le projet du sacrifice est naturellement annulé. Si le sacrifice a lieu, les nécessiteux ne participent pas sans pour autant perdre leurs droits de village. Ce sacrifice du printemps relève d’un prêt que consentent les villageois aux forces invisibles dont l’espoir d’avoir, au retour, de bonnes récoltes et une descendance fournie de leur troupeau.

Des travaux et des interdits

Le cycle humide, autrement dit le cycle des labours, étant fini, ses interdits sont levés pour permettre à ceux du printemps de prendre place. Cette rupture marque symboliquement la reprise des activités du printemps avec l’arsenal de rites et d’interdits qui l’accompagne.

Dans leurs habits de fête, les femmes avec les cheveux dénoués effectuent le sarclage des champs. Ce rite a une portée de purification. Parées de la même façon, les potières vont chercher la terre argileuse, matériau de leur travail, dans des lieux choisis et à des moments bien arrêtés. Il est formellement interdit d’utiliser de la terre ensemencée. Elles peuvent être accompagnées par les jeunes filles non pubères et doivent éviter, tout en long de leur parcours, de rencontrer des femelles gravides et des femmes enceintes. Ces dernières, en revanche, ainsi que celles en période de menstruation, n’ont pas le droit de toucher à l’argile pour ne pas courir le risque de rendre la terre impure.

Au début du mois de mai, période nommée Nisan par les paysans, il est interdit de cueillir les plantes sauvage comestibles. Toute entrave à cet interdit est perçue comme une atteinte à la bonne santé de la nature. Il ne faut pas perturber l’écosystème. Afin d’éviter tout risque de contagion, le blanchissement de la maison et l’achat de poteries neuves sont à évités durant un laps de temps. Ces deux activités nécessitent de l’argile qui est soustraite de la terre. Par respect à la terre couverte d’épis en pleine germination, l’homme ne doit pas dormir avec sa femme en période de gestation et de lactation. Les mariages sont interdits, la chasteté est de rigueur.

Lors de cette période, durant parfois que deux jours, tous les interdits doivent être scrupuleusement respectés. Leur rupture risque d’engendrer la sécheresse, la stérilité et la mort. Il ne faudrait donc pas déranger les Gens de l’autre vie (l’âme des ancêtres) qui viennent apporter leur concours à la renaissance de la nature dans son ampleur.

Source: Amagger n tafsut: La rencontre du printemps en Kabylie :https://www.lematindz.net/news/20157-amagger-n-tafsut-la-rencontre-du-printemps-en-kabylie.html

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